Culture

Entretien avec Estelle Granet et Georges Pacheco

Voyage à bord d’une grande famille

Visible jusqu’au 6 octobre prochain au Château, l'exposition MĀNOUCHES, Un voyage avec les descendants de Didi et Canette Duville est « une mise en images et en mots de l'arbre généalogique d'une grande famille de Voyageurs. » Rencontre avec ses auteurs.

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Par Benoît Piraudeau

Comment en êtes-vous arrivés à vous intéresser à la famille Duville ?

Georges Pacheco : C’est lors d’un précédent projet avec différentes familles de Voyageurs réalisé en 2015 que j’ai connu les Duville. J’ai photographié certains membres de la famille dans leur quotidien et j’ai découvert le mode de vie de ces manouches dits « buissonniers » de Touraine et du sud Sarthe. J’ai noué très vite des liens avec eux et la découverte d’un arbre généalogique m’a donné l’envie de réaliser un travail d’envergure sur l’histoire de cette famille. Pour cela, j’ai invité l’écrivaine Estelle Granet à m’accompagner dans ce périple.

Estelle Granet : J’ai fait des études en ethnologie et cela influence fortement ma démarche d’autrice. Tout mon travail se nourrit de rencontres et interroge la relation à l’autre. J’ai donc tout de suite eu envie d’accompagner Georges Pacheco dans cette aventure au long cours. En outre, mon écriture est sans cesse traversée par la question de la mémoire et de sa transmission, un enjeu au cœur du projet  MĀNOUCHES.

Portraits anthropométriques de la famille Duville

Aviez-vous déjà en tête d’en tirer une exposition photographique, accompagnée d’une sortie d’ouvrage ?

G.P. : Dès le début du projet, en avril 2019, nous avions envisagé ces deux formes :  une exposition conçue pour être itinérante et un livre, croisant les dimensions photographique, littéraire et historique pour rendre compte de cette plongée dans le passé et le présent de cette grande famille de Voyageurs. L’exposition, comme le livre, sont pour nous deux façons complémentaires de restituer notre travail à la famille mais également de toucher le grand public et de contribuer, à notre façon, à questionner les représentations et les stéréotypes qui pèsent trop souvent sur la population manouche. Par le prisme d’une famille et par l’approche artistique et sensible, il s’agit en effet de permettre à tout un chacun d’appréhender l’histoire et le parcours de cette communauté membre à part entière de la société française.

Comment avez-vous convaincu les descendants de cette famille de l’intérêt de votre démarche ?

E.G. : Au sein de la famille, la mémoire s’est longtemps transmise oralement. il n’y avait pas de traces écrites. De même l’usage de la photographie reste ambivalent, notamment parce qu’elle renvoie aux portraits anthropométriques exigés par l’Etat français pour contrôler et ficher les Voyageurs pendant une grande partie du XXe siècle. Pourtant, beaucoup d’anciens ont immédiatement adhéré à notre démarche, certainement parce qu’elle faisait écho à leurs propres préoccupations.

G.P. : Les Duville ainsi que les familles Gaisne, Dourlet ou Helfrich qui leur sont apparentées, sont représentatifs d’un mode de vie particulier : celui des Manouches dits « buissonniers » qui se déplacent encore de village en village et s’arrêtent souvent en dehors des aires d’accueil. Mais ce mode de vie est aujourd’hui en mutation. L’abandon progressif des chevaux puis des roulottes, au profit de caravanes, a modifié la façon de voyager et d’être ensemble. Aujourd’hui, les anciens font souvent état de difficultés à transmettre oralement l’histoire familiale. Eux-mêmes n’en détiennent parfois plus que des fragments et chaque décès fragilise un peu plus la mémoire.

E.G. : Ils ont donc été des relais précieux au démarrage. Le fait d’inscrire le projet dans la durée a ensuite fait le reste. Pendant quatre ans, nous sommes sans cesse revenus sur le terrain. Chaque fois que nous ramenions aux personnes concernées les portraits déjà réalisés, cela suscitait chez d’autres l’envie d’être photographiés. Au fur et à mesure de nos visites, nous racontions aux uns ce que nous avions appris des autres, ou trouvé aux archives et cela créait aussi du dialogue, des échanges, un lien de confiance pour recomposer, pièce après pièce, le puzzle de l’histoire familiale.

Racontez-nous, la teneur de cette aventure en immersion qui a duré quatre ans, ce qu’elle vous a appris et ce qu’elle a pu apprendre aux premiers intéressés, la famille Duville ?

G.P. : Pour mener à bien ce projet, nous avons transformé une caravane en studio photographique ambulant et  nous sommes partis sur les traces d’Émile Duville dit Didi.  Né à la fin du XIXe siècle et décédé en 1991, il a été une figure emblématique des Manouches du centre et de l’ouest de la France. Longtemps marchand de chevaux, il a laissé un souvenir très fort dans les villages où il voyageait. C’est donc à partir de lui et de son épouse, Eugénie Gaisne, dite Canette, que notre quête s’est déployée. Pendant quatre ans, nous avons sillonné cinq départements dont l’Indre-et-Loire pour rencontrer leurs descendants. Nous avons fait des milliers de kilomètres, pour les trouver souvent au bout d’un chemin, au bord d’un ruisseau, dans un pré à la sortie d’un village… Au final, 450 personnes ont été photographiées dans la caravane-studio, toutes devant le même fond noir. Parallèlement, des dizaines d’heures d’entretien ont été enregistrées qui, croisées à des documents trouvés aux archives départementales, nous ont permis de recomposer, avec la famille, une histoire en forme d’épopée.

E.G. : Pour nous, cela a été une aventure artistique autant qu’humaine. Une plongée au long cours dans l’intimité d’une famille immense, avec laquelle nous avons noué des liens et qui nous a confié une partie de son parcours, de son histoire, de son présent. Une telle démarche impliquait un questionnement permanent sur notre responsabilité, notre rapport aux personnes, notre regard sur elles et la façon dont notre approche pouvait leur laisser la place de se représenter, de se dire, de se raconter. 

Pour les membres de la famille, la démarche a permis de construire des traces, une mémoire à partager et à transmettre. Elle a aussi constitué un contrepied aux portraits anthropométriques, en les invitant à se réapproprier l’acte d’être photographié, à se représenter librement. Restituées peu de temps après les prises de vues, les portraits permettaient aux jeunes générations de se trouver un « air de famille » avec ceux d’avant. D’une aire de stationnement à l’autre, notre démarche semblait parfois contribuer à maintenir un lien entre des personnes qui, ne voyageant pas ensemble, ont moins l’occasion de se voir.

Comment l’exposition en soi se présente-t-elle ? Qu’est-ce que le public découvrira ?

G.P. : L’exposition a été conçue sur 350 m2 au dernier étage du Château de Tours, comme un voyage dans le temps. Sur 5 salles nous exposerons, à la fois quelques 200 portraits des descendants de Didi et Canette réalisés dans la caravane, des photographies issues des albums familiaux, mais nous présenterons aussi des documents conservés aux archives de sept départements (carnets anthropométriques, actes d’état civil, notes administratives…etc).

E.G. : Au-delà des images, textes et séquences sonores raconteront le parcours de la famille à travers deux-cent ans d’histoire, notamment leur séjour dans plusieurs camps d’internement et l’évolution de leur mode de vie au fil du temps. Le public pourra aussi  découvrir une grande frise murale illustrant l’arbre généalogique des ancêtres et descendants de Didi et Canette ainsi que deux films sur la famille Duville réalisés en Touraine par Yasuhiro Omori, anthropologue japonais, en 1976 puis 1996.


Quelques portraits

Avant-première !

Le 17 mai, à l’occasion de l’inauguration de l’exposition au Château de Tours, Georges Pacheco et Estelle Granet présenteront le livre issu de ce périple artistique et humain.

MĀNOUCHES
Un voyage avec les descendants de Didi et Canette Duville
Un livre d’art édité par Images Plurielles
Photographies : Georges Pacheco | Texte : Estelle Granet
Préface : Ilsen About, historien

276 pages dont 80 pages de texte illustré d’images d’archive / 230 photographies en couleurs et en noir et blanc / Couverture toilée et marquage à chaud

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